I.J.B. Mekoul, Bengbis, Cameroun

Pratiques de la philosophie avec les enfants : la fin des stéréotypes sur l’utilité de la philosophie, le combat contre l’obscurantisme et la formation du citoyen

A Sophie L. Barathieu,

Sophie,

Je n’ai jamais connu mon père. Non pas qu’il n’avait pas épousé ma mère ; mais peut-être parce qu’il avait estimé que comme seconde épouse, elle ne lui apportait pas grand’chose. Ma mère a pris sur elle, l’engagement d’assurer mon éducation.

Après l’église, tous les dimanches, l’école est devenue le second lieu de ma vie. Alors, si aujourd’hui, on peut me respecter, qu’on n’oublie jamais que, sans la vision d’une pauvre femme, abandonnée à Abong-Mbang, n’ayant pas elle-même fait de grandes études, à cause d’un mariage précoce, qui avait cru en l’école, rien n’aurait été possible.

Cette situation de misère n’aura jamais été une excuse pour ma mère pour me dérouter du chemin de l’école ou m’en empêcher. Sans électricité, avec une lampe tempête, revenant des plantations si lointaines, elle ne se fatiguait jamais de me demander de lui présenter mon cahier et de me mettre parfois à genoux quand je ne lui expliquais pas bien ce que j’avais recopié au tableau. Aujourd’hui avec le recul du temps, ce n’était pas facile. Aller en classe sans avoir eu à manger, retourner à la maison et prendre la route des champs, y retourner avec un morceau de bois, venir vers dix-neuf heures se mettre à faire la cuisine au bois ; puis oser prendre ses cahiers pour réviser, cela relève un peu du miracle, en faisant reculer ma mémoire dans ce passé. Il n’y avait pas d’excuses pour mépriser un enseignant, fuir les classes ou abandonner les études.

Au fond, il n’y a pas d’excuses à ne jamais oser ou essayer. Car, jeter l’éponge, c’est jeter l’éponge sur la face de son pays.

Pourquoi finalement commencer par moi-même ? Pour montrer que, ce qui se met en place, moi je ne l’ai jamais connu ; mais qu’il est impératif de le faire savoir aux autres. L’école, l’éducation est pour moi, la clef de la réussite. Mais j’ai aussi appris à respecter l’idée selon laquelle, l’école n’est pas l’unique parcours pour réussir socialement. C’est dans la foi en ce que ma mère faisait, sans espoir des fruits du présent que je n’ai pas hésité à m’engager dans ce projet ; et à espérer que de nombreux parents, dans la situation difficile de ma mère peuvent oser rêver et fixer la barre au-dessus d’un idéal, d’une sorte d’illusion qui nous pousse à donner tout ce que l’on a pour assurer à son enfant un avenir possible.

Enseignant de Philosophie à Bengbis, je revois mon enfance à Abong-Mbang ; et c’est ce qui me motive toujours dans cet enjeu et ce projet, à croire qu’en chacun de nous, il y a des possibilités, des potentialités énormes, des génies enfouis qui ne demandent qu’un catalyseur pour qu’ils brillent. Il ne s’agit pas de savoir si demain, on sera avocat, universitaire, médecin ou autre…il s’agit de donner à l’enfant d’avoir de bonnes bases.
Ce que je veux laisser dans cette aventure c’est que, moi, comme de nombreux enfants à Bengbis, nous partageons ces mêmes souches de pauvreté, de misère, de mère seule à élever les enfants. Mais est-ce pour autant qu’il ne faut pas croire à Demain ?

Une bonne éducation est la garantie d’un futur reluisant. Barack Obama disait: «You cannot drop out of school and just drop into a good job». De plus, une bonne éducation ne prépare pas occuper un poste de responsabilité dans l’administration, mais à être un citoyen responsable sur qui on peut compter pour faire avancer le monde.

Si je n’étais pas enseignant de Philosophie, l’engagement serait-il le même? Oui, mais pas assez. La philosophie m’a donc donné la chance d’être utile aux autres, au-delà de la responsabilité professionnelle. Avec les pratiques de la philosophie avec les enfants, j’ai appris à respecter l’enfant, j’ai appris à le considérer comme un être qui a une réflexion à encadrer, j’ai révisé mon rapport à l’enfant, à l’élève pour lui donner plus de temps à organiser sa réflexion. C’est vrai que le magister dixit, reste et demeure ancré, mais on apprend à moins monopoliser la parole et la pensée, laisser les enfants prendre l’initiative de leur réflexion. Au fond, c’est ici qu’on mesure le sens gymnique des dialogues socratiques. Créer en situation de classe, ces sortes d’empathie a révolutionné ma façon d’enseigner et de me mettre en classe. On ne vient plus en classe uniquement pour faire son cours et repartir, oubliant que c’est des êtres humains qu’on va rencontrer et qui attendent de nous, un sourire, un moment de partage des expériences de la vie… Dans la situation de classe, on a appris à valoriser ces « capabilités » démocratiques dont parle Martha Nussbaum afin de créer une osmose inter sociale et intergénérationnelle. Et je pense que, ça marche, ça devrait marcher pour éviter la formation des petits groupes d’intérêts qui isolent les enfants timides ou sans famille dans l’établissement. La vie de Napoléon Bonaparte est édifiante. Replié dans sa tour d’ivoire, il n’avait que les livres pour lui redonner envie de vivre dans le collège où il faisait ses études. Les pratiques de la philosophie donnent aux enseignants les techniques d’éviter qu’un élève se sente seul, abandonné au milieu de ses pairs. Parce qu’alors, le risque du sens de l’inutilité guette l’enfant abandonné et peut aboutir au décrochage scolaire.

Les enseignants du primaire, je dirais maitrisent mieux les enfants que ceux du secondaire et du supérieur ; ils les ont de la maternelle au primaire ; et c’est le grand travail. Avec ces pratiques de la philosophie, ils redéfiniront ce que c’est que la philosophie, non plus pour l’apprendre comme aux élèves de terminales, mais pour s’exercer à sa méthode, en approfondissant leur rapport aux enfants, en leur accordant plus de temps à s’exprimer, à savoir s’exprimer, savoir prendre la parole, respecter le point de vue de l’autre…Et c’est d’ailleurs mieux qu’on y commence au jeune âge. Nous sommes restés depuis fort longtemps à la propédeutique platonicienne, quant au moment requis pour initier à la réflexion philosophique. Mais on n’avait ignoré que l’enfant, c’est déjà à tout moment de sa vie, une force qui marche et qui n’a besoin que d’encadrement.

Sur le long chemin des Lumières, c’est la philosophie qui a montré la voie à suivre. Depuis Socrate, cette philosophie s’est adressée à la conscience de l’homme. Epicure plus tard, la considérant comme une thérapie, invitait jeunes et vieux à la pratiquer.  Scot Erigène nous a dit que nemo intrat in caelum ni si per philosophiam (Nul ne peut aller au ciel que par la philosophie), battant en brèche le dogmatisme de la patristique. Rousseau et Kant ont préparé le chemin des pratiques de la philosophie avec les enfants, en nous livrant deux ouvrages reposant sur le développement de la personnalité de l’enfant, du respect de sa liberté et des valeurs morales à lui inculquer dès le jeune âge.

Voilà le terreau de ces Pratiques et, en relisant Emile ou Traité de pédagogie, on peut comprendre la place de l’éducation dans notre société et le rôle que doit jouer le jeune citoyen dans la construction de la Cité idéale. N’est-ce pas Socrate le premier qui invitait les jeunes athéniens à rechercher au premier chef la vertu avant les richesses ! Et enfin, Matthew Lipman qui systématisait le programme de l’Emile en rassemblant autour d’une historiette, d’une courte et enrichissante histoire, des enfants avec leur questionnement. Et partout dans le monde, des méthodes variées pour conforter les pratiques de la philosophie avec les enfants se développent. Le Cameroun ne pouvait pas être à la traîne.

L’engagement des pratiques de la philosophie avec les enfants en Afrique noire et au Cameroun va faire reculer les spéculations brumeuses et les débats stéréotypés sur la place ou non de la philosophie dans la société. Ce débat, remis au goût par le fait que les élèves découvrent les vertus de la philosophie en classe de terminales va considérablement perdre de la salive avec cette initiative où ce sont ces enfants, initiés à la réflexion philosophique dès le primaire, qui porteront les germes de l’émergence du discours philosophique dans la société, dans toutes les sphères d’activités où les hommes, sans considérations de niveau intellectuel ni de tendances idéologiques réfléchiront librement sur le destin de leur existence et celui de leurs semblables.

Demain, après ce 28 juin 2018, Sophie, la philosophie ne se représentera plus dans l’esprit du planteur, du commerçant, de l’artisan, de la ménagère, comme une activité qui dérange et embête (l’ambition de philoab est de faire entrer le débat philosophique dans toutes les sphères d’activités sociales). Ils ne verront plus le philosophe comme un homme des arrières-mondes. Ils le verront comme ils trouvent heureux d’être en compagnie du magistrat, du médecin, du footballeur. Et la raison en est simple : pour être magistrat ou médecin, il faut six à une dizaine d’années d’études après le baccalauréat. Mais pour apprendre à penser à la vie, à prendre connaissance et conscience de ce que l’on fait ou de ce que l’on devrait faire, on n’attendra plus dix-huit années. Au fond de soi, réveillé par l’exercice du questionnement, on apprendra à se poser des questions, à oser les voir sur un miroir au lieu de les voir par les yeux d’un tiers.

Et la ville de Bengbis que j’apprends tous les jours à découvrir depuis mon affectation le 26 janvier 2015 est composée essentiellement des jeunes. Beaucoup parmi eux, ont décroché. Pas qu’ils détestent l’école, mais parce qu’ils leur manque un support psychologique pour oser espérer. Et ces pratiques vont catalyser leurs énergies pour leur redonner goût à cette vie théorétique dont parlait Aristote ; afin de mieux lire leur univers, de mieux le comprendre pour apporter des réponses aux différentes questions que leur pose les exigences de leur quotidien.

Et comme depuis Alain, «la fonction de penser ne se délègue point», alors, retrouver dès le plus jeune âge l’initiative du questionnement, de la réflexion critique peut aider le continent africain dans son processus de développement. Marcien Towa et Ebénezer Njoh-Mouellé, les deux philosophes les plus éminents du Cameroun engagent la conscience africaine à tirer intérêt des instruments de la philosophie pour lutter contre le sous-développement, le tribalisme, le repli identitaire, la corruption, etc. Et si cet intérêt commence bien plus tôt, n’aurions-nous pas avancé de mille années !

Les enfants, depuis Leibniz ont des questionnements métaphysiques, autrement dit, qui dépassent leur entendement. Mais ces questions sont comme des flashes, des éclairs qui surgissent et repartent sans qu’on ne les saisisse. Avec ces pratiques, ces éclairs seront dorénavant saisis, posés sur la table de la conscience pour être examinés, triés afin de ne garder que ce qui est bien, bon pour la vie en communauté paisible et possible. Comme on a besoin de la science, des maths, de l’ingénierie, on a aussi besoin de cette réflexion critique pour combattre la pauvreté, les crimes, les discriminations, l’intolérance, l’obscurantisme afin de faire de ce pays, de cette Afrique et de notre monde, une terre paisible et libre. Pour tout dire, la direction, ce n’est plus la technique qui l’offre ; la direction, c’est la conscience, les valeurs, disait Nicolas Sarkozy en 2012 quand il s’adressait aux jeunes.

Cette foi à cette forme de conscience transformatrice de la jeunesse camerounaise est une responsabilité constamment rappelée par les deux présidents de la République du Cameroun, en des espaces différents mais aux accents communs. Ahmadou Ahidjo : « O jeunesse camerounaise, toute de générosité et de dévouement ! La nation te demande de prendre conscience de ce que tu peux lui donner. Certes, à ton âge, tu ne peux que recevoir davantage que tu ne peux donner. Mais servir son pays est une attitude d’esprit qu’on peut adopter à tout âge…Vous n’êtes pas seulement l’avenir de la nation, mais la nation dans le présent. », C’était le discours lors de la 7e fête de la jeunesse en 1973.

Le 10 février 1987, le président Paul Biya déclarait parlant de la jeunesse: «Car vous n’êtes pas seulement, pour l’avenir, l’espoir de notre pays, vous êtes dans le présent, la source de sa vitalité et le gage de ses victoires d’aujourd’hui et de demain. Nous avons besoin de vous, de votre dynamisme, de votre dévouement et de votre créativité, afin de poursuivre sans relâche, dans la discipline, la concorde et la fraternité, l’édification d’un grand et beau pays.»

Sophie, cette jeunesse qui ne peut plus attendre pour être utile à son pays, c’est elle que nous essayons de préparer aussi par ces ateliers des pratiques de la philosophie avec les enfants. Elle qui est à la croisée des civilisations et des influences et qui parfois, ne sait pas quel chemin emprunter. Elle veut se construire une identité personnelle, elle veut se déterminer, elle veut partir à l’aventure, elle veut avoir sa chance au pays…et qui devra toujours prendre le temps pour réfléchir avant de s’engager de peur de trahir sa conscience et son pays. Il ne s’agit donc pas d’un copier-coller du made in occident in Cameroon. Il s’agit d’une prise de conscience d’un enjeu humain, catalyseur de nouvelles énergies pour pouvoir toujours répondre aux attentes de la patrie camerounaise.

Je voudrais vous présenter toutes nos excuses pour nos manquements lors de ce premier atelier.  A commencer d’abord par moi-même, Enseignant de philosophie, qui ai souvent eu des difficultés à respecter la tryptique : conceptualiser, argumenter et problématiser, lors des échanges. Les enfants aussi, un peu surpris par l’ampleur de l’évènement et qui auraient peut-être voulu que je ne leur dise pas qu’ils auront un appareil filmant leurs gestes.
Mais au fond, on a apprécié ce prélude. Enseignants, enfants et parents ont reçu avec sympathie et empathie vos mots tendres.  Ils me chargent de vous dire merci et vous souhaitent aussi le meilleur. Probablement, dans cette propédeutique, nous suivons la dialectique de Platon et comme la perfectibilité est une excuse depuis les Lumières, nous vous prions de recevoir nos excuses d’imperfection, tout en vous promettant que l’avenir sera meilleur.

Pour finir, personnellement, je suis heureux d’avoir osé commencer cette grande aventure-disons réalisation. Il fallait un point d’appui. Il est fait aujourd’hui, c’est lancé, c’est parti. Nous sommes prêts à porter cette gerbe d’eau, pour que vive la PHILOSOPHIE, pour que vive l’HOMME.

Bengbis, ce 28 juin 2018, quatre heures du soir.

Mekoul Israël Jacob Baruc


Cet article concerne le Projet Cameroun

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